Tiago Rodrigues : « Certains jeunes se demandent s’ils peuvent entrer dans la cour d’honneur du Palais des papes en baskets »
Successeur d’Olivier Py à la tête du Festival d’Avignon, l’artiste portugais Tiago Rodrigues s’apprête à vivre sa première édition en tant que directeur. Consciencieux mais aussi rêveur, il nous raconte l’atmosphère, les coulisses et les enjeux du plus grand festival de spectacle vivant de la planète. Un festival qu’il veut ouvert sur le monde et à tous les publics.
Bonjour Tiago Rodrigues, il s’agit de votre premier Festival d’Avignon en tant que directeur de l’événement… Comment vous sentez-vous ?
Tiago Rodrigues : Les journées sont chargées, mais je suis très joyeux ! J’ai hâte que le Festival commence car cela va bientôt faire deux ans que ma nomination était annoncée. J’ai pris le poste en septembre et j’ai hâte de vivre le Festival à côté du public, à côté des équipes et à côté des artistes à partir du 5 juillet.
Pour ceux qui ne vous connaissent pas encore, comment raconteriez-vous le parcours qui vous a mené jusqu’à la tête du Festival ?
T. R. : J’ai commencé comme acteur en 1998 au Portugal. Très vite, j’ai commencé à travailler avec une compagnie belge, Les Végétals, ce qui m’a obligé, il y a vingt ans, à apprendre le français. À la suite de cela, j’ai été invité à diriger le Théâtre national de Lisbonne pendant sept saisons, jusqu’au jour où l’opportunité s’est présentée de postuler à la direction du Festival d’Avignon. J’étais tellement amoureux de cette ville et de ce festival, et surtout de son public passionné et passionnant qui m’avait bouleversé lors de ma première fois ici… Alors j’ai écrit une longue lettre où je ne me prenais pas tellement au sérieux, il s’agissait plutôt de m’imaginer en tant que directeur pour pouvoir écrire sur le festival, sur mon amour du festival et sur l’avenir de ce festival. À ma grande surprise, cette lettre a été prise au sérieux, le processus d’entretiens s’est déclenché… et puis j’ai été choisi ! C’est un rêve et en même temps, désormais, c’est quelque chose de très, très concret.
Comme votre prédécesseur Olivier Py, vous portez à la fois les casquettes de l’artiste et du directeur, qu’est-ce que cela implique pour vous ?
T. R. : Quand on est à la tête d’une aventure comme le Festival d’Avignon, la partie artistique passe après celle de directeur. Cela me permet aussi d’avoir une grande liberté de dialogue avec les artistes programmés au Festival, car je n’ai pas besoin de les convaincre de traiter tel ou tel sujet : si j’en ai vraiment envie, je peux le faire moi-même. Je suis le troisième directeur artistique de ce Festival, après Olivier Py et Jean Vilar, je prends cela comme un grand privilège, mais c’est aussi quelque chose que je connais déjà bien. Ma nature d’artiste s’est toujours adaptée à mes responsabilités.
Pour cette édition 2023, vous avez décidé d’inviter « une langue », en quoi cela consiste ? Et pourquoi avoir choisi l’anglais ?
T. R. : L’idée d’inviter une langue au Festival d’Avignon fait partie de la volonté d’explorer deux facettes de son code génétique. D’abord, il y a l’importance des mots, des paroles et de l’écriture et ensuite il y a la dimension internationaliste du Festival. C’est un carrefour, un monde où nous essayons de créer des ponts, là où d’autres construisent des remparts. En invitant une langue, nous refusons de regarder le monde à travers les territoires et les nationalités. Dans cette perspective, l’anglais a été choisi, car c’est une langue souvent mal perçue à cause de sa dominance, mais cette dominance voile une richesse extraordinaire. Nous aurons ainsi accès à un autre anglais, à d’autres accents, à une autre poésie, comme l’anglais du Nigeria de Chimamanda Ngozi Adichie, celui de Neil Young, de Pauline Bay ou de Gwenaël Morin, qui habitent cette langue depuis le français.
Vous avez également mis le Festival sous la tutelle de plusieurs « artistes complices », quel sera leur rôle ?
T. R. : Les artistes complices joueront à l’avenir un rôle essentiel dans le Festival, de conseil et de participation active. Cette année, je pense immédiatement à Tim Crouch, un artiste britannique qui présente deux spectacles, l’un vieux de dix-sept ans et l’autre plus récent. Il restera donc sur place tout au long du Festival. Je pense aussi à Anne Teresa De Keersmaeker, une autre artiste complice, qui nous présentera un spectacle qu’elle a créé à Avignon il y a treize ans, ainsi qu’une nouvelle création, le tout dans l’idée d’une retrouvaille.
L’un des gestes forts de vos débuts, c’est le rapprochement du Festival « In » et du Festival « Off », pourriez-vous nous expliquer un peu cette vieille rivalité et pourquoi vous souhaitez entamer ce rapprochement ?
T. R. : D’abord, il est important de préciser qu’il n’existe pas de Festival « In » en tant que tel. Il y a le Festival d’Avignon, qui existe depuis 1947, et le Festival Off, qui a commencé vingt ans plus tard. Dès mes débuts, je souhaitais dialoguer avec l’écosystème culturel de la ville, qui ne se limite pas au mois de juillet, mais qui est dynamique tout au long de l’année. Même sans son Festival, Avignon est une ville avec un dynamisme culturel très intéressant pour sa taille, avec un opéra, un orchestre et plusieurs compagnies de théâtre, ainsi que La Fabrica, un autre espace de résidence de création. Dans ce contexte, le Festival Off est un partenaire essentiel de cet écosystème avec lequel nous souhaitons explorer toutes les possibilités de coopération. On coexiste dans une même ville pendant un mois et on a envie de servir le public avant tout.
Dans l’entre-soi des habitués, il y a des questions qu’on ne se pose plus, qu’on pourrait trouver bêtes. Par exemple, certains jeunes se demandent souvent s’ils peuvent entrer dans la cour d’honneur du Palais des papes pour assister à un spectacle en baskets.
Tiago Rodrigues, directeur du Festival d'Avignon
L’an dernier, Olivier Py nous indiquait que vos principaux défis seraient de rajeunir le public du Festival, et d’aller chercher les publics des cités et des périphéries. Dans quelle mesure partagez-vous ce constat ?
T. R. : Nous travaillons exactement dans ce sens. Cette analyse d’Olivier est très importante. Le Festival d’Avignon était déjà engagé dans cette direction, mais nous allons ajouter de nouvelles dynamiques. Nous travaillons avec environ 7 000 personnes impliquées dans l’éducation et les actions artistiques et culturelles. Pendant l’année, nous accueillons également 4 000 jeunes qui participent à des activités scolaires en lien avec le Festival. Il est essentiel de ne pas négliger les besoins des jeunes d’aujourd’hui en matière d’approche des arts vivants. Dans l’entre-soi des habitués, il y a des questions qu’on ne se pose plus, qu’on pourrait trouver bêtes. Par exemple, certains jeunes se demandent souvent s’ils peuvent entrer dans la cour d’honneur du palais des Papes pour assister à un spectacle en baskets. Il faut leur assurer qu’ils peuvent se sentir à l’aise et être eux-mêmes, en baskets ou même en caleçon. En tant que directeur du Festival, on doit être présent en baskets à leurs côtés pour les rassurer. Nous voulons qu’ils comprennent que nous sommes tous des amoureux du théâtre. C’est à ce public qui ne se comprend pas encore en tant que public du Festival qu’on doit parler en priorité.
À l’aune de ce défi, peut-être pouvez-vous nous parler du dispositif « Première fois » ?
T. R. : Cet été, avec le dispositif « Première fois », nous accueillons 5 000 jeunes venant de toute la France, y compris d’Avignon et des environs, pour vivre le Festival d’Avignon pour la première fois. Ils seront accompagnés par des médiateurs culturels qui les familiariseront avec la vie du Festival et leur assureront une place de choix dans le public. Ils assisteront à 19 spectacles parmi les 44 proposés dans la programmation du Festival et auront également l’opportunité de rencontrer les artistes. Grâce au projet « Making Waves », ces mêmes jeunes feront des reportages et des témoignages sur leur première fois. On ne peut pas réaliser l’utopie de théâtre populaire qu’est le Festival d’Avignon sans penser à ces jeunes et à leurs besoins.
Ce n’est plus le moment des grandes idées et de s’affirmer en « éco-festival », on est dans le temps des mesures concrètes, de l’exemplarité.
Tiago Rodrigues, directeur du Festival d'Avignon
Alors que les méga-incendies sont devenus réguliers dans le Vaucluse, comme ils l’étaient déjà devenus au Portugal, votre autre pays, depuis plusieurs étés, quel est le rôle que peut jouer le Festival d’Avignon dans le grand combat écologique du XXIe siècle ?
T. R. : Au cours de cette année, le Festival a complètement changé son organisation pour devenir l’un des principaux agents du combat contre les incendies. Ce n’est pas une hyperbole. Des pompiers et des ambulances seront présents sur tous les lieux du Festival, surtout les lieux naturels comme à la carrière de Boulbon ou à Barbentane. La lutte contre le risque incendie a pesé et pèse énormément dans notre budget. Nous avons dû consentir à d’énormes efforts, que nous faisons aujourd’hui parce que nous devrons les faire à l’avenir : c’est désormais notre réalité. Il y a aussi le risque de canicule qui nous a obligés à repenser les horaires des spectacles. Maintenant, il n’y a quasiment plus rien entre 12 heures et 16 heures. Nous travaillons à équiper le parc technique en LED, à promouvoir le circuit court et le bio. Ce n’est plus le moment des grandes idées et de s’affirmer en « éco-festival », on est dans le temps des mesures concrètes, de l’exemplarité.
Comment présenteriez-vous le Festival d’Avignon aux Fans de Culture de France Télévisions si vous n’aviez que quelques mots pour les convaincre de venir ?
T. R. : Déjà, c’est l’un des plus grands festivals d’arts vivants au monde. Je ne sais pas si c’est le plus grand, mais c’est définitivement le plus beau. On y vit des expériences absolument inoubliables, grâce à la qualité exceptionnelle de la programmation artistique ainsi qu’à la singularité des lieux où les spectacles sont présentés, mais surtout grâce à l’atmosphère de la ville d’Avignon. C’est une parenthèse enchantée, un véritable voyage au pays du théâtre, où tout respire le théâtre et où chacun vit intensément cette passion. C’est une véritable fièvre d’amour pour les arts vivants qui s’exprime ici. Je suis convaincu que c’est un lieu où l’on vient remplir son corps et son esprit avec toutes ces expériences afin d’être nourri pour le reste de l’année.
Le Festival d’Avignon est à retrouver sur les antennes de France Télévisions du 5 au 25 juillet et en replay sur Culturebox.