L'usine rasée, ses archives détruites, que reste-t-il de la mémoire des gestes du travail et des luttes sociales ? En filmant sa grand-mère, ancienne ouvrière dans l'industrie textile, Sarah Bellanger tente de sauver de l'oubli un monde qui s'efface peu à peu. Dans « L'Heure D », mercredi 17 juillet à 23.30 sur France 3.
Dans cet ancien quartier ouvrier d’Angers, la petite maison avec jardin où habite Marie-Jo est l’une des dernières à ne pas avoir été détruites. Tandis que les grues s’affairent dans la rue, la vieille dame fait sa gymnastique quotidienne – quarante extensions chaque jour, puis « le guerrier », puis « haut les mains ». Marie-Joseph, dite Marie-Jo, est la grand-mère de la réalisatrice Sarah Bellanger. C’est une toute petite femme calme et modeste — « Quand j’ai annoncé à ma grand-mère que je voulais faire un film sur elle, elle était perplexe mais elle a accepté pour me faire plaisir » – et remarquablement alerte malgré ses 86 ans. En avril 1958, elle qui aurait aimé être couturière, est entrée comme ouvrière à l’usine Excelsa, spécialisée dans la fabrication de pulls en laine, elle y est restée trente-quatre ans, jusqu’à son licenciement.
Devant la caméra de sa petite-fille, Marie-Jo taille ses rosiers, découpe dans son journal – qu’elle lit intégralement chaque jour – des articles et des recettes de cuisine, et étale devant elle les rares photos de l’usine qu’elle possède encore. Marie-Jo n’est pas nostalgique – « Je devrais bazarder tout ça » –, et chaque saison elle fait du vide. D’autres en ont fait autant : l’usine Excelsia a été rachetée, puis fermée, il y a belle lurette, puis entièrement rasée. Aux archives départementales, il n’y a rien, aux archives municipales, pas davantage. Alors, la réalisatrice a reconstitué l’atelier dans un terrain vague, comme un petit décor de théâtre : un rideau, une horloge, quelques tables, des lampes, des chaises, des bobines de fil. La vieille dame retrouve les gestes répétés des millions de fois, elle étale des pulls imaginaires (il fallait en repasser 280 !), actionne une presse à vapeur invisible... Et elle égraine les souvenirs d’une existence d’ouvrière : l’embauche à 7 h 30, le travail du lundi au samedi, la paie au rendement, la lutte contre le chronomètre (« Il ne faut pas être trop lent, pas trop rapide non plus »), la course pour rentrer chez soi faire pipi durant l’unique pause de midi, la reprise quinze jours après avoir perdu son bébé...
Marie-Jo n’est pas du genre à se plaindre. Elle répète souvent « C’est comme ça ». Pourtant, elle fut une militante syndicale. Elle a connu la grande grève de 1976, les négociations pied à pied pour obtenir un distributeur d’eau fraîche, un extracteur de vapeur, des pauses, une cantine... « Au début, on n’a pas l’habitude de parler aux patrons. La CFDT nous a appris à ne pas nous lever quand ils entrent en réunion. Fini les courbettes ! Et on ne dit pas merci. » Elle n’est plus en colère, prétend-elle. Ou rarement. « J’ai eu le temps de digérer les choses. » Pourtant, les larmes viennent en évoquant les rachats et les plans sociaux, les ouvrières seules avec enfants virées du jour au lendemain – le motif : « inemployables ». Elle espère que les choses ont changé, « sinon, on n’aura rien fait ».
À travers une histoire familiale finement mise en scène – elle a également sollicité son père, son frère, et elle-même apparaît à l’écran –, Sarah Bellanger interroge la persistance dans la mémoire des gestes et des luttes. Marie-Jo raconte sa dernière visite à une ancienne collègue syndicaliste qui vient de mourir. Elle lui a parlé d’un patron avec lequel elles se bagarraient. « Malgré son Alzheimer, elle a rigolé. Elle ne savait plus qui elle était et pourtant elle se souvenait encore de ça ! ».
> Extrait
> À suivre : « L’Homme de l’ombre »
Mémoire familiale, mémoire historique, encore... La diffusion de C’est comme ça est suivie par celle du documentaire que la réalisatrice Sandra Devonssay consacre à son père.
« À sa naissance en 1978 au Laos, Sandra Devonssay s’appelait Vatthana Dejvongsa. Un nom porté pendant douze ans, jusqu’à ce que l’administration française lui attribue, ainsi qu’à sa famille, une nouvelle identité. Son père, réfugié politique laotien en France, s’était évertué à effacer leur nom, comme en témoigne la pile de documents administratifs qu’il conservait dans sa vieille serviette en cuir, objet de tous les fantasmes de la réalisatrice, qui avait bien compris depuis toujours qu'elle contenait certainement des réponses à tant de questions.
Cette serviette en cuir est le seul “héritage” que son père a laissé à sa mort, en 2001. Ces documents mystérieux, écrits en laotien, ont alors permis à Sandra de comprendre que son père était le bras droit du président du Pathet Lao, Parti communiste laotien. Ils lui ont aussi permis de comprendre pourquoi il avait quitté le Laos brusquement en 1979, abandonnant alors sa femme et ses quatre enfants, peu de temps après sa naissance. Une prise de conscience alors pour la réalisatrice que ces documents contiennent beaucoup plus qu’une histoire de famille : un pan occulté de l’histoire du Laos. »
Source : France 3 Nouvelle Aquitaine. >>> Lire la suite.
> Voir : « L’Heure D, neuvième saison »
C’est comme ça
Au milieu d’un terrain vague, une vieille dame en blouse bleue attrape la poignée d’une presse imaginaire et la plaque contre une table en bois. Elle répète cette manœuvre. Ses gestes sont rapides, techniques, maîtrisés. Derrière sa caméra, la réalisatrice met en scène Marie-Jo, sa grand-mère. Autrefois ouvrière du textile, elle rejoue son premier jour à l’usine : la découverte des chronométreurs, le travail à la chaîne, la pression de la productivité. Aujourd’hui, l’usine a été démolie et a emporté dans sa destruction tous les écrits et les photographies des ouvrières. Le film raconte l’histoire d’un monde ouvrier aujourd’hui transformé.
52 min • Réalisation Sarah Bellanger • Montage Stéphanie Goldschmidt • Musique originale Camille Delafon • Production Les Nouveaux Jours Productions, avec France 3 Pays de la Loire
Ce film a été lauréat du prix du projet documentaire historique aux Rendez-vous de l’histoire de Blois en 2021.
L'Homme de l'ombre
Au nord du Laos, il y a une jungle avec une pagode, une sépulture, et les cendres d’un homme banni. Son nom est caché, les communistes détruiraient cette tombe s’ils la trouvaient. Cet homme, c’est le père de la réalisatrice Sandra Devonssay. À sa mort, elle découvre qu’il a été, pendant la guerre du Vietnam, le numéro 2 du Parti communiste laotien jusqu’au moment où il l’a fui. Depuis quinze ans, Sandra enquête. Qui était cet homme, traître ou héros ? Seule certitude, il était un homme de l’ombre...
52 min • Réalisation Sandra Devonssay • Production Bachibouzouk, avec France 3 Nouvelle-Aquitaine
L’Heure D est diffusée mercredi 17 juillet à 23.30sur France 3
À voir et à revoir sur france.tv