« Vie et Destin du Livre noir, la destruction des Juifs d’URSS »

Terreur et amnésie

France 5

Documentaire

Un million et demi de Juifs ont été exterminés en URSS par les nazis et leurs collaborateurs entre 1941 et 1945. Guillaume Ribot revient sur l’histoire d’un livre maudit, censé documenter les massacres et témoigner pour l’histoire, mais enterré par Staline, qui fit liquider ses auteurs ou les réduisit au silence. Un documentaire exceptionnel porté par les voix d’Aurélia Petit, de Mathieu Amalric, d’Hippolyte Girardot et de Denis Podalydès. Dimanche 17 novembre à 22.35 sur France 5.

« Vie et Destin du Livre noir » © Les Films du Poisson

Ce sont trois voix, entrelacées et mêlées à une narration implacable et sans pathos.
Celles d’Ilya Ehrenbourg, de Vassili Grossman et de Solomon Mikhoels (interprétées respectivement par Hippolyte Girardot, Mathieu Amalric et Denis Podalydès) : deux écrivains et journalistes patriotes, un comédien respecté, directeur du Théâtre juif d’État de Moscou.
Tous trois ont voulu parler pour les millions de victimes des massacres nazis et ont été à leur tour victimes de la terreur stalinienne.

C’est un épisode absurde et tragique, comme beaucoup de ceux dont est tissée l’histoire du régime soviétique. Dès l’été 1941, alors que l’armée allemande déferle sur l’URSS, des témoignages, venus des Pays baltes et d’Ukraine rapportent, épouvantés, un véritable déchaînement de violences contre les populations juives. À Moscou, des intellectuels juifs sont résolus à agir et à lancer un appel aux Juifs du monde entier. Staline favorise la création d’un Comité antifasciste juif et nomme à sa tête le très populaire Solomon Mikhoels, surnommé « le Juif principal d’URSS ». C’est que, même si l’industrie de l’armement soviétique marche à plein régime, cela ne suffit pas, il faut davantage d’argent. « Le Petit Père » voit dans ce comité un bon moyen de lever des fonds. La tournée du Comité aux États-Unis, au Mexique, au Canada et en Angleterre est un succès. Solomon Mikhoels et le poète Itzik Fefer rapportent des millions de dollars mais également une idée, suggérée par Albert Einstein : publier un livre noir des atrocités nazies afin d’alerter le monde.

Les Allemands sont déjà à mille kilomètres de Moscou, sur les rives de la Volga… Grossman, envoyé par le journal L’Étoile rouge, couvre l’une des plus effroyables batailles de la Seconde Guerre : le siège de Stalingrad. « Il n’y a qu’ici qu’on sait ce qu’est un kilomètre. C’est mille mètres. Cent mille centimètres… » Puis, il est déplacé à la veille de la victoire soviétique, sans doute parce que ses articles exaltent davantage l’héroïsme désespéré des soldats que le génie de Staline. En Ukraine, où il suit l’Armée rouge désormais victorieuse, il découvre effaré l’ampleur de la dévastation mais aussi celle de la collaboration avec les Allemands dans les massacres de Juifs. L’écrivain consigne tout ce qu’il voit et entend. Mais son article « L’Ukraine sans les Juifs » rencontre le refus de L’Étoile rouge d’aborder le massacre systématique des Juifs.

Pourtant, à Moscou, Staline ne s’oppose pas au projet du Livre noir. Au contraire. Il faut préparer les procès contre les nazis. Et le faire rapidement : les bourreaux sont en train d’effacer les preuves de leurs crimes, comme dans les ravins de Babi Yar, en Ukraine, où plus de 70 000 Juifs ont été massacrés en deux jours. Mikhoels charge Ilya Ehrenbourg de rassembler une quarantaine de rédacteurs (dont Grossman) et plus de trois cents correspondants afin de s’atteler à la tâche…

« Vie et Destin du Livre Noir »
Solomon Mikhoels, Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman.
© Les Films du Poisson

Cependant, après la déroute militaire allemande de l’hiver 45 et l’effondrement du Reich, les choses vont changer dramatiquement. Certes, le procès de 45 responsables nazis à Nuremberg est une triste consécration pour le Livre noir, sur lequel s’appuie largement le procureur soviétique. Mais, pour Ehrenbourg et Grossman, qui a succédé au premier à la tête du projet, c’est l’heure de la désillusion. Les rapports de la Sécurité d’État s’opposent à la publication du Livre noir, qui voudrait imposer l’idée que les nazis n’ont assassiné que les Juifs. Pire : le Comité développerait un caractère nationaliste et sioniste pour le moins agressif. Il faut encore ajouter – mais cela n’est pas écrit – qu’il est hors de question de laisser dire que des populations soviétiques ont pu participer aux massacres…

À Minsk, on retrouve le corps de Mikhoels, victime d’un accident de la circulation. En vérité, il a été liquidé par le KGB sur ordre de Staline… qui lui organise néanmoins des funérailles officielles ! La création de l’État d’Israël en mai 48 va décupler la paranoïa du Petit Père, qui n’y voit qu’une nouvelle manœuvre du camp impérialiste. Sous couvert d’antisionisme et persuadé que les Juifs d’URSS sont des traîtres et des espions qui fomentent des complots, Staline interdit les journaux et les maisons d’édition yiddish, ferme le Théâtre juif de Moscou, dissout le Comité antifasciste (auquel on en vient à reprocher sa tournée américaine), fait saisir ses archives et finalement fait arrêter ses principaux membres. Le Livre noir, en singularisant le sort des Juifs, est devenu une preuve à charge d’un nationalisme juif antipatriotique et profondément étranger à tout ce qui est russe et soviétique. Il faut en faire disparaître toute trace. Grossman et Ehrenbourg font partie des rares à échapper à la répression. Le premier, de plus en plus isolé, est à peu près bâillonné. Le second, sans doute plus utile comme paravent d’un antisémitisme d’autant plus virulent qu’il ne s’affiche pas comme tel, devient un pantin du régime.

À mesure que toutes les allusions aux Juifs et au génocide disparaissent de la presse et des discours officiels, l’étau se resserre sur les « cosmopolites ». En août 52, à l’issue d’un procès à huis clos, 13 membres du Comité sont exécutés. Six mois plus tard, la Pravda se déchaîne contre des médecins (en majorité juifs) accusés d’avoir planifié l’assassinat de dirigeants. Panique, réactions « spontanées » de la population, arrestations, tortures, aveux délirants, etc. C’est le début du « complot des blouses blanches », une folie furieuse, bouffonne et criminelle, montée de toutes pièces par le NKVD, et que n’arrêtera que la mort de Staline, le 5 mars 1953.

Grossman meurt, quasiment oublié, en 1964. Ehrenbourg, trois ans plus tard, après une nouvelle et vaine tentative pour faire publier le Livre noir. Lequel ne paraîtra en Russie qu’en 2010, 63 ans après son interdiction 

Vie et Destin du Livre noir, la destruction des Juifs d’URSS 

Documentaire (2019) – Durée 92 min – Auteurs Antoine Germa et Guillaume Ribot – Réalisation Guillaume Ribot – Conseiller historique Tal Bruttmann – Produit par Les Films du Poisson, avec la participation de France Télévisions et de Toute l’Histoire, des Régions Île-de-France et Auvergne-Rhône-Alpes, du Centre national du Cinéma et de l’Image animée, du soutien de la Procirep-Angoa, de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, du Ministère des Armées

Avec les voix de Aurélia Petit (narratrice), Denis Podalydès de la Comédie-Française (Solomon Mikhoels), Hippolyte Girardot (Ilya Ehrenbourg) et Mathieu Amalric (Vassili Grossman)

Diffusion le dimanche 17 novembre à 22.35 sur France 5
Vie et Destin du Livre noir, la destruction des Juifs d’URSS est à voir et revoir sur france.tv 

Publié par Christophe Kechroud-Gibassier