Prix Albert-Londres en 2023 pour « Daech, les enfants fantômes », Hélène Lam Trong est retournée au printemps dernier à Raqqa, l’ancienne capitale de l’État islamique. Elle fait le portrait d’une ville et de ses habitants, pris en étau entre le djihadisme et la dictature de Bachar el-Assad, martyrisés et aujourd’hui abandonnés à leur sort. Dans « Le Monde en face », présenté par Mélanie Taravant, dimanche 24 novembre, à 21.05 sur France 5.
Raqqa. La ville de 300 000 habitants, fondée au IIIe siècle avant notre ère sur les rives de l’Euphrate (Al-Furāt), au nord-est de l’actuelle Syrie, a acquis en 2014 une célébrité sinistre dans le monde entier lorsque l’organisation terroriste politico-militaire État islamique (ad-dawla al-islāmiyya), plus connue par l’acronyme Daech, y a fixé la capitale de son califat sur la région qu’elle contrôlait en Irak et en Syrie et en a fait le laboratoire de son idéologie totalitaire. C’est là que furent décidés et planifiés la plupart des attentats terroristes qui frappèrent l’Europe, notamment ceux de novembre 2015 à Paris.
« Daech ou Bachar, c’est du pareil au même ! »
L’histoire que racontent Hélène Lam Trong et les témoins qu’elle a rencontrés commence quelques années plus tôt avec, dans le sillage des révolutions du monde arabe, le soulèvement de la population syrienne contre la dictature sanglante de Bachar el-Assad. Dernière ville à connaître des manifestations, Raqqa est pourtant la première à se libérer, malgré une répression qui a déjà fait 100 000 morts dans le pays sous le regard impassible des États-Unis et de leurs alliés. Des groupes divers – révolutionnaires, religieux, bandes armées, islamistes… – se mêlent ou s’affrontent dans la ville. Daech, dont les membres viennent d’Irak et du monde entier, se glisse dans ce chaos, d’abord avec prudence. C’est la stratégie du coucou, cet oiseau parasite qui pond ses œufs dans le nid des autres. Mais une partie de la population ne s’y trompe pas. Elle manifeste aux cris de « Musulmans et chrétiens ensemble pour la Syrie ! », « Le peuple syrien ne fait qu’un ! » ou « Daech ou Bachar, c’est du pareil au même ! ».
Puis, l’organisation se débarrasse de ses concurrents et abat son jeu : assassinats, enlèvements, exécutions, lapidations, pressions sur les chefs de tribus de la région. Elle élimine ceux qui résistent et achète ceux qui sont prêts à collaborer. Daech, qui contrôle désormais 50 % du territoire syrien et a amassé une immense fortune grâce au pétrole et au pillage des banques, finalise son grand projet : fonder son propre État, soumis à la charia et à l’autorité d’un calife : Abou Bakr al-Baghdadi. Raqqa sera sa capitale et sa vitrine. D’une main, les djihadistes font du social, de l’autre, ils frappent sans pitié. Terreur et prospérité.
Nous avons payé le prix fort. C’est le sang de tous les nôtres qui a coulé. Arabes, Kurdes, Assyriens, Yézidis, Turkmènes, Syriaques... Nous n’avons pas seulement libéré le nord-est de la Syrie, nous avons libéré le monde entier du terrorisme. Non seulement la communauté internationale ne nous a pas aidés mais elle nous a carrément tourné le dos.
Cheikh Ramadan al-Rahal
Le cauchemar de la population va durer quatre ans. La communauté internationale observe avec effroi mais n’intervient pas. Il faudra pour cela que les exactions de Daech visent des étrangers puis s’exportent sous forme d’attaques terroristes à Paris, au Danemark, en Turquie, en Tunisie… Le président Obama tranche : « Daech n’a pas sa place au XXIe siècle. » Le président Hollande ordonne des bombardements…
Pendant un an, appuyées par les aviations américaine et française, les Forces démocratiques syriennes (les Kurdes et leurs alliés syriens) vont reprendre pied à pied Raqqa, au prix de lourdes pertes humaines. Aujourd’hui, la ville est en ruines et en grande partie rasée. Les pays occidentaux qui ont largué leurs bombes n’ont pas jugé bon de participer à la reconstruction. Ni même de reconnaître officiellement la région autonome kurde, qui forme une enclave dans la dictature syrienne. Ce qui explique que Bachar el-Assad puisse confisquer une bonne partie de l’aide humanitaire envoyée par les ONG.
Si Daech revient, on s’en fiche. Peu importe qui prend le pouvoir. Dans tous les cas, nous serons pauvres.
Nejma Oum Khaled
Le bilan est désastreux. Abandonnés à leur sort, les habitants de Raqqa ont sombré dans l’amertume et le désespoir, quand ils ne regrettent pas à demi-mot l’État islamique et sa relative « stabilité sécuritaire et économique » (Cheikh Huwaidi al-Shalash). Des dizaines de milliers d’adultes et d’enfants, de Raqqa et d’ailleurs, syriens ou étrangers, croupissent dans des camps de prisonniers depuis la fin du Califat, barbotant pour certains dans leurs idées radicales. Dehors, un réseau de sympathisants de Daech constitue des cellules dormantes qui, à l’occasion, lancent des attaques. Dans la ville, des nuées de gamins sans domicile fixe errent ou ramassent du plastique pour quelques sous. Le système éducatif est en miettes, la santé mentale des plus jeunes est préoccupante. « On ne peut pas reconstruire nos maisons mais on peut reconstruire nos enfants », veut croire l’activiste Faris al-Thkhiera, tout en redoutant l’arrivée dans dix ans d’une nouvelle génération d’analphabètes, de toxicomanes et de criminels. Comment sortir du cercle vicieux de la guerre, de la misère et de l’injustice qui nourrit les idées djihadistes ?
Bachar el-Assad est toujours au pouvoir. Il a peu à peu reconquis ses territoires perdus et se rapproche de Raqqa. Selon l’armée américaine, 5 000 djihadistes sont redevenus actifs sur l’ancien territoire de l’État islamique. La guerre en Syrie, qui a fait un demi-million de morts, n’est pas terminée…
Interview d’Hélène Lam Trong à l’occasion de la diffusion de « Daech, les enfants fantômes » (prix Albert-Londres 2023)
Raqqa, l’ombre de Daech
Documentaire (80 min – 2024 – inédit) – Réalisation Hélène Lam Trong – Image Bernard Jallet – Production Tohubohu – Avec la participation de France Télévisions
Déconseillé aux moins de 10 ans
Diffusion dans Le Monde en face, dimanche 24 novembre, à 21.05 sur France 5
À voir et à revoir sur france.tv