Le piège russe

C’est une histoire folle. En 2017, la vie de Mathieu Roussel, employé par le ministère français des Affaires étrangères comme directeur de l’Alliance française à Irkoutsk (Sibérie), bascule dans l’absurde et le cauchemar. Brutalement arrêté par des hommes du FSB – le service qui a succédé au KGB –, sans motif ni explication, Roussel se voit accusé par un juge d’instruction de diffusion sur Internet de contenu pédopornographique et d’abus sexuels sur sa fille. Envoyé en prison, où il est battu par les autres détenus, puis mis à l’isolement, il est finalement assigné à résidence, surveillé jour et nuit et porteur d’un bracelet électronique, dans l’attente d’un procès qui s’annonce déjà comme une mascarade.
Roussel comprend deux choses : 1° il est victime de ce qu’on appelle un kompromat, l’utilisation de documents, le plus souvent fabriqués de toutes pièces, pour détruire la respectabilité d’une personnalité (le nom et le procédé ont été inventés par les services secrets russes qui s’en sont fait une spécialité) ; 2° il est hors de question pour son employeur, c’est-à-dire les services de l’ambassade – et c’est-à-dire l’État français – de risquer un incident diplomatique pouvant nuire à l’« amitié » franco-russe. En clair : on le laissera être condamné – et on parle de dix à quinze ans de détention en camp de travail –, on tâchera de le récupérer ensuite…
Pas très confiant – on le comprend –, Roussel décide de se débrouiller seul. Avec pas mal d’astuce (des feuilles de papier aluminium placées sur son bracelet électronique, un téléphone abandonné dans un bus pour la Mongolie) et la complicité d’une jeune femme russe, il échappe à la surveillance de la police et disparaît dans la nature. Mais Irkoutsk, pour ceux qui auraient oublié leur lecture du Michel Strogoff de Jules Verne, c’est vraiment très, très loin, le bout du monde… Il va donc falloir à Roussel parcourir plus de six mille kilomètres afin de rejoindre Moscou et l’ambassade de France… où il ne sera pas précisément accueilli en héros. Ce ne sera donc pas encore la fin du voyage.
Cette histoire folle, dans ses grandes lignes et ramassée dans le temps, est librement inspirée d’une histoire vraie et tout aussi folle. Celle de l’écrivain et traducteur Yoann Barbereau, qui l’a racontée dans un livre : Dans les geôles de Sibérie (Éditions Stock, 2020). Irkoutsk, l’Alliance française, l’absurde machination (pourquoi ? on n’en sait toujours à peu près rien), les feuilles de papier aluminium, l’incroyable traversée clandestine de la Russie, etc., tout cela est vrai. Comme malheureusement aussi le rôle assez peu glorieux joué dans cette affaire par la diplomatie française…

Le 9 novembre 2017, le lendemain de son retour en France, Yoann Barbereau s’entretenait avec Élise Lucet dans Envoyé spécial, après la diffusion du reportage de Tristan Waleckx, qui avait retrouvé sa trace à l’ambassade de France à Moscou et enquêté sur son cas. Assez peu encouragé, du reste, par le Quai d’Orsay…
En avril 2020, le tribunal administratif a condamné l’État français à indemniser Yoann Barbereau pour les préjudices qu’il a subis, faute d’avoir reçu la protection qui est due à un agent en l’absence de faute personnelle de celui-ci. En juillet 2021, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a constaté la violation par la Russie de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la procédure opposant Yoann Barbereau à l’État russe.

• Sur l’affaire Barbereau, on peut écouter notamment l’émission que lui consacrait Fabrice Drouelle dans Affaires sensibles, sur France Inter, le 4 octobre 2021 : « Yoann Barbereau, aller-retour en Sibérie ».

Voir la grille des programmes TV disponibles cette semaine