Provocateurs, agitateurs, emmerdeurs..., le politique redoutable qui a su régner sur l’île de La Réunion et l’avocat brillant qui n'a pas craint de défendre indépendantistes, terroristes et dictateurs ont embrassé chacun à sa manière les luttes décoloniales du XXe siècle, avec toutes leurs contradictions et toute leur violence. Un fascinant portrait croisé de deux révoltés signé Gilles Cayate, dimanche à 21.00 dans « La Case du siècle » sur France 5 .
On les qualifie souvent de « presque jumeaux », alors qu’ils seraient nés en vérité à un an d’écart et ne devraient ce rapprochement qu’à une fausse déclaration d’état civil. L’existence de Jacques et Paul Vergès, qui commence dès le départ dans le mystère et la réécriture, restera en tout cas marquée par cette gémellité supposée et par un lien indissoluble que seule la mort a rompu. C’est la passionnante idée du réalisateur Gilles Cayate : tenter de suivre deux parcours accidentés mais parallèles, celui de l’avocat et celui du politique. Le premier aimait le luxe, la superbe et la provocation, le second cultivait une certaine forme de sobriété raisonnable ; l’un fustigeait l’hypocrisie, l’autre exaltait l’émancipation ; l’un provocateur, hautain et volontiers cassant, l’autre plus patient, plus stratège et plus ironique. Mais, au fond, chacun avait choisi ses propres armes au service d’un combat commun.
Nés d’une institutrice vietnamienne morte prématurément et d’un ancien consul de France en Thaïlande, les deux frères font leurs classes politiques à La Réunion aux côtés d’un père médecin des pauvres et militant syndicaliste qui les entraîne dans les manifestations du Front populaire. À 17 ans, la guerre s’offre comme une aventure à tenter. Jacques rejoint de Gaulle (« l’homme qui dit non ») à Londres et participe au débarquement dans le sud de la France, Paul s’engage dans les parachutistes. « La guerre nous a donné une grande confiance, dira Jacques. On a vu des choses, on a fait des choses... À partir de ce moment, je n’ai de leçons à recevoir de personne. »
La paix officiellement revenue, tandis que Jacques fait le coup de poing avec tout ce que le Quartier latin, à Paris, compte d’étudiants anticolonialistes – des Africains, des Caribéens, un certain Pol Pot, un certain Khieu Samphân... –, Paul, rentré à La Réunion, est impliqué dans une sombre affaire d’homicide jamais élucidée. Jacques, devenu avocat, se fait un nom et une durable réputation en sauvant la tête de la militante indépendantiste algérienne Djamila Bouhired : il ne discute pas les charges, il accuse les accusateurs, c’est le « procès de rupture ». Paul, qui a créé le Parti communiste réunionnais (et en a évidemment pris la tête), défend l’autonomie de l’île et devient l’ennemi intime du régime gaulliste, qui dépêche sur place Michel Debré pour le battre dans les urnes, peu importe s’il faut pour cela manipuler le vote. Jacques se convertit à l’islam, épouse Djamila, s’installe à Alger.
Paul entre en clandestinité, puis c’est Jacques qui se volatilise
À La Réunion, Paul, condamné à 14 mois de prison pour atteinte à l’intégrité du territoire et sédition, prend le maquis et entre en clandestinité pendant plus de deux ans. Moins de dix ans plus tard, il est élu maire du Port, favorise l’expression du créole et la renaissance du maloya, la musique des opprimés du temps de l’esclavage. Puis, c’est Jacques qui se volatilise durant huit ans, abandonnant femme et enfants ! Les rumeurs et les légendes le diront en Chine, en Palestine, cherchant à échapper au Mossad ou dans une guérilla africaine, à moins que ce ne soit aux côtés des militaires du Pathet Lao... Lui, évidemment, n’en dira rien, ou brouillera les cartes, savourant crânement son mythe. « Je suis revenu sans doute plus fort, plus indifférent. Je me sens personnellement invulnérable. »
Contre l’avis majoritaire, les puissants et leur doxa, non sans quelques arrangements – avec les faits, avec la légalité –, quelques compromissions et des erreurs, avec évidemment un goût parfois excessif pour la théâtralisation et la mise en scène, Paul et Jacques ont défendu l’émancipation de ce qu’on appelait encore les « damnés de la terre ». En pleine guerre froide, au cœur de la décolonisation de l’Empire français, l’homme politique et l’avocat ont incarné les ambitions et les combats de toute une génération. Deux styles, deux vies également parsemées de dangers, d’embardées, de zones d’ombre et de silences, mais une même conviction : les peuples doivent prendre en main leur destin et se libérer du joug social, économique et culturel des puissances qui les ont oppressés au fil des siècles.
Les frères Vergès, frondeurs de la République
Documentaire (2023) – 52 min – Un film de Gilles Cayate – Raconté par Léonie Simaga – Musique originale Alim Isker – Conseiller historique Gilles Gauvin – Production 13 Prods et Bis Repitita – Avec la participation de France Télévisions et du Centre national du cinéma et de l’image animée – Avec le soutien de la Région Réunion, de la Procirep et l’Angoa
Diffusion dimanche 20 octobre dans La Case du siècle à 23.15 sur France 5
À voir et à revoir sur france.tv