Prix Albert-Londres 2022 pour « Wagner, l’armée de l’ombre de Poutine »

Les journalistes Alexandra Jousset et Ksenia Bolchakova ont reçu le 38e prix Albert-Londres de l’audiovisuel, à Riga, en Lettonie, pour leur documentaire, produit par Capa et diffusé le 20 février 2022 dans Le Monde en face sur France 5. Une enquête exceptionnelle avec des témoignages rares, sur cette compagnie militaire privée russe et ses mercenaires, bras armé de Poutine, déployé sur les points chauds de la planète. À revoir sur france.tv.

« Wagner, l’armée de l’ombre de Poutine » © CAPA

En ce moment réapparaît dans les relations internationales la loi du plus fort… Je pense que nos adversaires privilégient la performance à l’éthique…

Général Castres, chef des opérations Barkhane et Serval (2011-2016)

Ce 28 novembre, le prix Albert-Londres de l’audiovisuel 2022 a été décerné à Ksenia Bolchakova et Alexandra Jousset. Leur documentaire, Wagner, l’armée de l’ombre de Poutine, a été distingué parmi les films en lice, dont Vert de rage, la série documentaire de Martin Boudot, et Malte, au nom de Daphne, le documentaire de Jules Giraudat. Une nouvelle reconnaissance internationale pour les documentaires de France Télévisions, après l’International Emmy Awards décerné la semaine dernière au film Les Enfants de Daech, les damnés de la guerre, réalisé par Anne Poiret et produit par Cinétévé. 

En janvier 2022, l’activité sur le camp 101, au nord de l’aéroport de Bamako, ne trompe pas les services de renseignements occidentaux. Wagner est en train d’installer une base au Mali et ses premiers mercenaires ont commencé à arriver. Un événement qui coïncide avec l’annonce du retrait des troupes françaises annoncée par Emmanuel Macron en cette mi-février. Dans ce pays où les relations se sont dégradées ces derniers mois avec la France, il semble évident que les Russes continuent de tisser leur toile en Afrique où, depuis plusieurs années, ils ont entrepris une guerre hybride contre l’Occident.  
Pourtant, officiellement, Vladimir Poutine continue de nier tout lien avec Wagner. « L’intérêt pour les autorités russes d’avoir une structure comme Wagner qui existe, souligne Kevin Limonier, professeur en géopolitique et études slaves,c’est de pouvoir pratiquer ce qu’on appelle “le déni de causabilité”. Il s’agit de dénier toute responsabilité dans des exactions, des opérations qui peuvent être menées par Wagner. » De cacher ses morts aussi et d'économiser les pensions.
Pour le prouver, il faut donc partir à la recherche de témoins qui acceptent de parler, souvent au péril de leur vie… Pendant de longs mois, les deux réalisatrices de ce documentaire sont parties sur le terrain, en Russie, mais aussi en Libye, en Centrafrique ou au Mali. Elles ont convaincu Marat, ex-mercenaire en Syrie, et Vassily, toujours en exercice chez Wagner, qui témoigne à visage couvert, de raconter ce qu’il est interdit de montrer publiquement. Les membres de cette compagnie militaire privée communiquent sur le réseau Telegram et vouent un culte à son fondateur : Dimitri Outkine, nom de guerre Wagner, un vétéran des forces spéciales russes, surnommé « Sa Majesté noire ». Selon Rusland Leviev, du Conflict Intelligence Team, « il serait un grand admirateur d’Hitler et de toute la symbolique nazie ». Mais, pour financer cette organisation, il y a un homme puissant, très proche du pouvoir : Evgueni Prigojine. Cet oligarque sulfureux, surnommé « le cuisinier de Poutine », qui a fait fortune dans la restauration, est déjà sous le coup de plusieurs sanctions internationales, notamment pour les opérations de désinformation lors de l’élection américaine de 2016. Mais l’homme des basses œuvres du Kremlin permet à Poutine de mener sa politique de déstabilisation tout en continuant à s'enrichir.
Après le Donbass, à l'est de l’Ukraine, et la Syrie, premiers théâtres d’opération pour Wagner, l'Afrique est devenue leur nouveau terrain d'actions.
Avec précision et de nombreux détails, les témoins rencontrés par les journalistes Alexandra Jousset et Ksenia Bolchakova racontent de l’intérieur un système qui offre protection et sécurité à de nombreux dictateurs fragilisés, en échange du pillage des ressources naturelles de leur pays. Une sorte de force d’occupation qui ne dit pas son nom et commet en toute impunité des exactions sur les populations civiles. Un système cautionné et armé par le gouvernement russe. Sur le terrain, en Centrafrique, des victimes et témoins de ces actes barbares : viols, massacres de civils et tortures lors d’interrogatoires menés par les Russes. Un document exclusif montre l’exécution d’un homme au bord d’une route au nord du pays. L’enquête démontre que sous les uniformes militaires se cachent en réalité les mercenaires de Wagner.
Grâce au témoignage d’un homme, membre des cellules de propagande du groupe Wagner en Centrafrique, le film décrypte les opérations de communication anti-française — en utilisant notamment les techniques de « fermes à trolls » — qui se déroulent au Mali, au Burkina Faso et au Cameroun.
Enquêter sur Wagner est dangereux. Des journalistes l’ont payé de leur vie, comme les trois reporters de ce média d'opposition appartenant à Mikhaïl Khodorkovski, ancien homme d'affaires emprisonné pendant dix ans, opposant à Poutine et fondateur du centre d’investigation Dossier Center. Assassinés en Centrafrique, ils enquêtaient sur la mine d’or passée sous contrôle de Prigojine. « Nous pouvons affirmer avec certitude que c’est bien M. Prigojine et les personnes qui sont sous ses ordres qui ont décidé d’éliminer notre équipe pour faire passer le message suivant : “On ne veut voir traîner aucun journaliste d’investigation dans les zones qui sont sous notre contrôle, et ceux qui tenteraient de venir sont en danger de mort.” » D’autres sont régulièrement menacés. Ils témoignent dans le film, ainsi que leurs familles. L'équipe de ce film a été également la cible de ces méthodes agressives : suivi, intimidé, un membre de l’équipe a été menacé de mort et a dû fuir.

Marat Gabidulin, ancien mercenaire de Wagner
Marat Gabidulin, ancien mercenaire de Wagner
© CAPA

Verbatim


« C’est bel et bien une filiale gouvernementale, une structure de l’État russe. » Marat Gabidulin, ancien mercenaire de Wagner

« Une des étapes importantes de notre travail, c’est le moment où nous avons établi que leur base se trouvait à Molkino, dans le sud de la Russie, au même endroit qu’une base militaire des forces spéciales russes. Et là, il est donc devenu évident qu’il ne s’agissait pas d’un petit groupe indépendant financé par un oligarque quelconque, mais bien d’une structure secrète du pouvoir russe et du ministère de la Défense. » Rusland Leviev, Conflict Intelligence Team 

« Poutine et son cercle rapproché partagent cette idée de restaurer la grandeur de la Russie vis-à-vis du monde, ils veulent qu’elle soit à nouveau respectée, qu’elle soit vue comme une puissance mondiale. Ils croient qu’ils doivent affaiblir l’Occident, briser son unité et y semer la discorde. Plus l’Occident est faible, mieux c’est pour la Russie et pour sa position sur la scène internationale. » Catherine Belton, journaliste d’investigation Reuters

« À l’heure actuelle, la Fédération de Russie n’est pas encore un empire, mais elle tend à le redevenir… Wagner est l’un des instruments pour atteindre ce but. » Vassily, mercenaire actif de Wagner

« Les pays occidentaux n’ont plus conscience du fait que pour défendre certains intérêts, il faut être prêt à mourir. Poutine est profondément persuadé que tous les problèmes se résolvent par la violence… L’Occident va en payer les frais, la leçon va être rude. »Mikhaïl Khodorkovski, fondateur du centre d’investigation Dossier Center

« Wagner, l’armée de l’ombre de Poutine »
« Wagner, l’armée de l’ombre de Poutine »
© CAPA

Le Monde en face
Wagner, l’armée de l'ombre de Poutine

Documentaire (80 min - 2022) – Un film de Alexandra Jousset et Ksenia Bolchakova – Production Capa, avec la participation de France Télévisions 
(Film déconseillé aux moins de 10 ans)

Wagner, l’armée de l’ombre de Poutine est à voir et revoir sur france.tv

Le Prix Albert-Londres, créé en 1932, couronne chaque année, à la date anniversaire de la mort d’Albert Londres, les meilleurs grands reporters francophones. Il se décline en trois catégories : Prix de la presse écrite, Prix audiovisuel, Prix du livre. Cette année, le jury était présidé par Hervé Brusini.

En savoir plus sur Albert Londres dans le documentaire L’Odyssée d’Albert Londres, histoire d’un grand reporter

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