« Russie : un peuple qui marche au pas » – Entretien avec les réalisatrices Ksenia Bolchakova et Veronika Dorman
De Moscou à Sotchi, Magnitogorsk et Perm dans l’Oural, les journalistes et réalisatrices Ksenia Bolchakova et Veronika Dorman ont sillonné cette Russie qu’elles connaissaient si bien et qu’elles ne semblent plus reconnaître depuis que les troupes du Kremlin ont déferlé sur l’Ukraine. Leur documentaire « Russie : un peuple qui marche au pas » est à suivre le dimanche 16 avril à 20.55 dans « Le Monde en face » sur France 5. Entretien avec les réalisatrices.
Qu’est-ce qui a motivé l’écriture et la réalisation de ce documentaire ?
Ksenia Bolchakova : Parce qu’on est toutes les deux d’origine russe, on a été totalement bouleversées par cette guerre, aussi bien dans nos vies professionnelles que personnelles. Ce documentaire, c’était donc pour répondre aux questions qu’on se posait face à une Russie qu’on ne reconnaissait plus, qui a muté, s’est transformée en une sorte d’« Empire du mal ». On avait vraiment besoin de faire ce voyage, ce travail.
Veronika Dorman : On a été correspondantes toutes les deux en Russie pendant assez longtemps, en étant basées à Moscou, comme la plupart des correspondants. Les règles des médias dictent que ce qui intéresse, c’est plutôt la vie politique, les décisions de Poutine et l’influence que celles-ci peuvent avoir sur nos sociétés européennes, le monde, l’économie. Mais « la Russie profonde » est absente de nos médias. Elle est pourtant beaucoup plus authentique. Et c’est là qu’on voulait retourner parce que nous n’avions pas pris ce pouls-là depuis longtemps. Et on a eu l’impression que la réponse à nos questions se trouvait plutôt là, dans la population profonde, dans le « ventre mou » de la société russe. Également parce qu’une des questions qui nous a été posée était : « Pourquoi les Russes sont-ils tous pour cette guerre ? » En réalité, ils ne le sont pas tous. Nous avons essayé de démonter et d’éclairer les mécanismes de ce soutien qui n’en est pas vraiment un.
Vous montrez qu’il s’agit des conséquences des différentes prises de décision du Kremlin, notamment dans l’instauration d’une politique de la peur et d’un rapport violent entre le pouvoir et la population russe elle-même.
K. S. : Il y a ce tournant de 2011-2012 avec le retour de Vladimir Poutine au Kremlin. À partir de ce moment-là, on va assister à une reprise en main très forte et à la répression de toute activité contestataire. Le régime de Poutine accentue le contrôle sur la société en utilisant différentes stratégies : la répression policière (arrestation des manifestants, emprisonnement des figures de l’opposition), la reprise en main de l’éducation, du narratif historique par le « récit national ». C’était important de montrer que ce n’est pas uniquement la matraque qui freine les gens dans leur envie de manifester. C’est aussi ce travail de fond de la part du régime qui entretient une propagande télévisuelle et idéologique qui a conduit à cette situation d’un « peuple qui marche au pas » et qui explique l’état de la société russe aujourd’hui.
V. D. : L’année 2012 est un tournant aussi parce que Vladimir Poutine décide que la Russie ne se rapprochera d’aucune autre puissance et prendra même ses distances avec l’Europe pour tracer son propre chemin. Si la guerre en Ukraine nous a tous surpris, on voulait montrer qu’elle est en quelque sorte l’aboutissement, l’acmé de quelque chose qui se préparait depuis bien longtemps. À la fois dans les mentalités, dans la politique et dans le rapport à l’Occident de la société russe. C’est une mise en condition méthodique de la population pour en faire une société docile, atomisée, vulnérable, avec des individus qui se sentent dépourvus face au pouvoir. Il y avait énormément de signes avant-coureurs, de signaux plus ou moins faibles…
K. S. : … et des signaux forts aussi. Ce qu’il faut garder en tête, c’est qu’on parle toujours du 24 février 2022 comme étant le début de la guerre, de l’invasion massive de la Russie en Ukraine. La réalité, c’est que cette guerre a commencé en 2014. Et, depuis, l’opinion publique russe n’a entendu parler que de l’Ukraine à la télévision, dans les talk-shows politiques… C’est devenu le sujet numéro un. Des thématiques aussi abordées dans les écoles. Et, à partir de 2014, lors de la célébration annuelle du 9 mai, un rapprochement est fait entre la résistance russe face aux nazis pendant la Seconde Guerre mondiale et le combat des séparatistes russes contre les « nazis » du régime de Kiev. Cette idée s’est installée dans la société russe.
V. D. : Poutine avait cette obsession du peuple frère ukrainien. Et historiquement les deux peuples ont toujours été proches avec des familles mêlées. Toutes proportions gardées — car il ne s’agit pas à proprement parler d’une guerre civile —, c’est une guerre extrêmement fratricide : ça s’est passé dans des familles, voire au sein d’une même personne qui aurait les deux origines.
Un endoctrinement qui commence dès l’enfance, notamment à travers l’instauration de la « Iounarmia », passée de 25 000 à 1,5 million de jeunes aujourd’hui ?
V. D. : C’est une normalisation de la chose militaire et du rapport militaire à la vie. Il y a une militarisation des cerveaux qui passe par le fait d’accepter qu’il est tout à fait normal que des gamins de 6 ans manipulent des kalashs. Cette Iounarmia a commencé de manière périphérique avec une organisation « scout paramilitaire », et puis ça s’est étendu, c’est devenu énorme, tentaculaire, jusqu’à entrer dans le système éducatif normal, là où avant il y avait des écoles et des classes dédiées. C’est à nouveau un moyen de jauger le degré d’acceptation, de tolérance, avec ces enfants en béret rouge qui apprennent à démonter des kalashs quand d’autres font des maths ou du sport.
K. S. : Le processus a pris un peu de temps mais le concept d’éducation militaro-patriotique avec ces sortes de Jeunesses poutiniennes a fini par s’imposer. Le message terrifiant qu’on leur fait passer, c’est qu’ils ne sont pas des individus, ils ne sont qu’une cellule qui fait partie d’un État et qu’ils doivent se dédier entièrement à cet État et notamment ne pas avoir peur de mourir pour la patrie.
V. D. : Cette reprise en main des générations dès l’enfance n’est pas une invention de Poutine. Il est allé la chercher dans les manuels soviétiques. C’était la manière de fonctionner de la société soviétique pendant 70 ans et qui a été ébranlée avec la chute de l’URSS. Poutine a restauré plein de choses. Il a joué sur les instincts bas, les peurs et sur la mémoire meurtrie d’une société qui n’a toujours pas fait le deuil de son passé soviétique, totalitaire. La nostalgie de l’URSS est une réalité chez de nombreux Russes…
K. S. : … et notamment chez les parents des gamins de la Iounarmia qui sont très enthousiastes en disant : « C’est ce qu’on avait perdu avec la chute de l’URSS et c’est en train de revenir. » C’est comme des scouts, en un peu plus trash.
Il y a ce discours d’un engagement sans faille au service de la Russie. Pourtant, vous expliquez que les vétérans ne sont pas pris en charge, et que l’éducation des enfants est dure, violente, ce qui peut conduire jusqu’au suicide…
V. D. : Il ne faut pas se tromper, ce n’est pas un vrai État providence. C’est utilitariste et, contrairement aux apparences, les gens sont très conscients de cela. C’est paradoxal parce qu’à la fois ils veulent qu’on prenne des décisions à leur place et en même temps ils savent très bien qu’ils sont seuls et abandonnés devant cette machine et qu’en fait cette machine travaille contre eux. Elle n’est pas là pour les sauver mais pour les contrôler, les opprimer. Personne n’est dupe de ça, mais il y a une sorte de fatalisme.
K. S. : La séquence sur le bizutage nous permettait de montrer la violence dans l’éducation et l’armée russe, même avant l’intervention. Raconter cette violence intrinsèque qui est là depuis toujours, notamment dans les relations hiérarchiques. Des relations qui se retrouvent après dans le rapport entre la population et les forces de l’ordre. Se retrouver au poste de police ou poursuivi en Russie…, il y a 99 % des affaires qui se terminent par des condamnations. C’est-à-dire que de la naissance à la mort, tous les rapports avec les institutions et l’État sont des rapports de violence. L’aspect très vicieux de cette violence qu’on subit, c’est qu’on devient porteur de cette violence et qu’on la reproduit.
Quelles ont été vos conditions d’enquête sur place ?
K. S. : Nous avons travaillé de façon très discrète. Nous avons pourtant passé plusieurs années en tant que correspondantes là-bas en étant à visage découvert. C’était complètement différent pour ce documentaire. On tournait les interviews chez les gens derrière des rideaux tirés, pratiquement jamais dans la rue. Nous avons fait extrêmement attention dans nos déplacements. On a travaillé en sous-marin. Nous avons commencé à écrire ce projet au mois de mai dernier, la guerre avait quelques mois à peine. L’écriture du film était terminée début juillet et le tournage s’est passé en novembre. Sauf qu’entre-temps il y a eu la mobilisation partielle, décidée par Vladimir Poutine le 21 septembre 2022. Et tout d’un coup, la moitié des personnes avec lesquelles on avait discuté en amont lors de la préparation du film ont disparu des radars et refusé de nous parler parce que c’était devenu trop dangereux pour elles. La répression s’est durcie, certaines personnes ont dû quitter le pays. Il a fallu faire un gros travail sur place pour trouver des personnes, non seulement assez courageuses pour nous répondre, mais aussi pour le faire à visage découvert.
V. D. : Une fois qu’on avait identifié les personnes à interroger, pour eux, c’était une démarche de résistance. On avait plus peur pour eux qu’eux-mêmes. C’était un acte militant, libérateur, de dignité quasiment. Et c’est ce qui était très fort à voir. Nous sommes restés en contact tout du long, en leur demandant s’ils étaient toujours d’accord, s’il fallait retirer ou modifier des choses, et ce pendant tout le temps du travail de montage. Si quelqu’un nous avait dit qu’il n’était plus possible d’apparaître pour des raisons de sécurité pour lui-même ou sa famille, nous l’aurions retiré.
K. S. : Certaines des personnes interrogées nous ont demandé à voir ce qui serait gardé au montage pour leur sécurité. Il faut se rendre compte que les enjeux sont énormes pour eux.
On sent que cette situation vous affecte particulièrement…
K. S. : Cette situation nous rend particulièrement tristes. On la vit comme un drame terrible. À titre personnel, nous sommes très affectées par ce qui se passe. Au-delà de chercher des explications et de faire un travail de journalistes, on a d’un côté l’espoir que la situation s’améliore, qu’une défaite militaire casse cette dynamique infernale dans laquelle le pays est plongé et, de l’autre côté, on reste réalistes et on se dit que c’est foutu pour plusieurs décennies. C’est quelque chose qu’on porte aussi comme un drame personnel. Nous essayons généralement de faire preuve d’objectivité, de neutralité. Là, pour le coup, on a mis nos tripes sur la table en faisant ce docu et ce livre. On souffre avec eux.
Propos recueillis par Sébastien Pouey
À propos des réalisatrices
Ksenia Bolchakova est franco-russe. Née en Russie, elle arrive en France à l’âge de 3 ans où son père est muté. Il est alors le correspondant de la Pravda à Paris. Après des études de journalisme à Sciences-Po Paris, elle part comme correspondante à Moscou où, pendant dix ans, elle travaille pour toutes les chaînes d’information et pour Arte. De retour en France, elle travaille pendant quatre ans pour Sept à huit ; elle est désormais journaliste pour l’agence Capa Presse où elle a coréalisé le film Wagner, l’armée de l’ombre de Poutine, diffusé aussi sur France 5, qui lui vaut entre autres le prix Albert-Londres en 2022, ainsi que le grand prix du FIGRA et le grand prix de l’investigation du DIG Awards.
Veronika Dorman, née dans une famille de dissidents politiques russes exilés à New York, a grandi et étudié à Paris. Après avoir été correspondante à Moscou pendant dix ans pour de nombreux médias, elle a rejoint le service étranger du journal Libération à Paris en tant que cheffe-adjointe. Elle a signé l’essai Amnésie russe 1917-2017, et coréalisé, avec Ksenia Bolchakova, un documentaire sur les fantômes de 1917 qui continuent de hanter la Russie, un siècle plus tard.
• Le documentaire sera suivi d’un débat, présenté par Mélanie Taravant.
Le Monde en face – Russie : un peuple qui marche au pas
Déconseillé aux - de 10 ans. Magazine (80 min – 2023) – Présentation Mélanie Taravant – Réalisation Ksenia Bolchakova et Veronika Dorman – Production CAPA, Alexandra Jousset, Franck Duprat, avec la participation de France Télévisions, du Centre national du cinéma et de l’image animée, avec le soutien de la PROCIREP – Société des Producteurs – et de l’ANGOA, avec la participation de la ZDF et de la RTBF, et de la Radio Télévision Suisse
Le Monde en face – Russie : un peuple qui marche au pas, présenté par Mélanie Taravant, est à voir le dimanche 16 avril à 20.55 sur France 5 et à revoir sur france.tv