Sur la scène du théâtre Graslin, à Nantes, le metteur en scène Vincent Tavernier réunissait en 2022 comédiens, musiciens et danseurs pour redonner vie à un « Malade imaginaire » dans sa forme première : une « comédie mêlée » de musique et de danse, un ébouriffant spectacle baroque et satirique créé en février 1673 par Molière sur une partition de Marc-Antoine Charpentier. Dimanche 7 juillet à 22.25 sur Culturebox.
Rappelons l’intrigue, si cela est encore nécessaire. Depuis qu’Argan s’est mis dans la tête qu’il était gravement malade, toute sa famille doit vivre sous sa tyrannie, au rythme de ses jérémiades et de ses remèdes, purges, saignées, etc. Tandis que la perfide et fausse Béline, sa seconde épouse, aidée du notaire Bonnefoi, spéculent sur la mort prochaine d’Argan pour capter l’héritage, le médecin Purgon et l’apothicaire Fleurant escomptent bien, au contraire, tirer de cette dinguerie une inépuisable source de revenus. Mais les bornes sont franchies quand Argan est victime d’une nouvelle lubie : il rêve d’avoir un médecin pour gendre et, pour ce faire, a décidé de donner sa fille Angélique en mariage à l’imbécile et pédant Thomas Diafoirus. Heureusement, le sage Béralde, frère d’Argan, et Toinette, la fidèle et impertinente servante de la maison, vont entreprendre d’ouvrir les yeux au prétendu cacochyme…
Notre visiondu Malade imaginaire est sans doute largement biaisée. On se souvient que c’est à l’issue de la quatrième représentation (et non pendant, selon la légende) que Molière mourut, le 17 février 1673. D’où le mythe persistant d’un artiste quasi moribond, exorcisant son angoisse en mettant en scène un risible hypocondriaque. Tout laisse à penser, au contraire, que Molière se portait comme un charme et qu’il dut sa fin prématurée à une violente quinte de toux consécutive à une méchante « fluxion de poitrine » (une épidémie de bronchite fit des ravages, dit-on, cet hiver-là).
Cela n’a pas empêché des générations de metteurs en scène de faire de ce Malade imaginaire, qui plus est amputé de ses parties musicales, une farce inquiète, et si l’on peut dire au troisième degré : un malade joue à l’homme bien portant qui contrefait le malade. Pourtant, Argan est bien malade, mais pas de la façon qu’il croit. Comme Alceste, Harpagon ou Monsieur Jourdain, sa monomanie lui fait perdre tout sens commun et le rend aveugle à ce qui se trame autour de lui. Et finalement instruit de la duplicité de sa femme, il n’est pas pour autant guéri de sa crédulité à l’égard des médecins. La morale de Molière est sans doute ambiguë : on ne guérit pas les fous, on les aide à vivre une folie plus douce. Et lorsque l’on tient la médecine pour une imposture, que faire d’autre que suggérer à un faux malade de se faire docteur lui-même ?
Une « pièce de spectacle toute comique » pour le carnaval de 1673
Revenir à la forme première du Malade imaginaire, « comédie mêlée » (de musique et de ballet), c’est en tout cas retrouver le divertissement total, carnavalesque et plein de santé qui démolit les charlatans et exalte la vie, fruit d’une collaboration heureuse – mais sans lendemain – entre un écrivain de théâtre dans sa maturité et au sommet de son art et un jeune compositeur plein d’avenir.
Les choses commencent mal en 1672. Molière est lâché par son comparse Jean-Baptiste Lully, avec qui il avait signé depuis 1664 de nombreux spectacles, notamment Le Bourgeois gentilhomme (1670), qui donnait naissance au genre de la comédie-ballet. Pire : pour s’assurer un véritable monopole, l’ambitieux, tyrannique et mégalomane compositeur obtient du roi des lettres patentes interdisant de donner des pièces entièrement musicales sans son autorisation, puis un décret limitant drastiquement le nombre de musiciens sur les scènes parisiennes. Molière plaide sa cause auprès de Louis XIV, parvient à faire assouplir la règle et se trouve un nouveau collaborateur. Le jeune Marc-Antoine Charpentier, formé en Italie, compose bientôt, pour remplacer celles de Lully, de nouvelles partitions pour Le Mariage forcé et La Comtesse d’Escarbagnas. Succès. Lully enrage et contre-attaque : il obtient de disposer des textes sur lesquels il a composé de la musique. Molière n’a plus d’autre choix que de créer un spectacle inédit : une « pièce de spectacle toute comique » pour le carnaval de 1673, Le Malade imaginaire, trois actes, avec un prologue (à la gloire du roi), un duo au deuxième acte (la scène de la leçon de musique) et trois intermèdes musicaux au cours desquels viennent s’ajouter à la troupe de comédiens quinze instrumentistes, sept chanteurs, douze danseurs et deux acrobates.
Le troisième intermède, le plus réussi, est sans doute ce qui a déterminé toute l’intrigue. En excellent entrepreneur de spectacles, Molière y reprend la formule réussie de la cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme. Après l’intronisation en (faux) dignitaire ottoman d’un homme rêvant de noblesse, voici la réception comme (faux) docteur d’université d’un dévot de la « science » médicale, au cours d’une cérémonie bouffonne et délirante en latin macaronique (« Clysterium donare, postea saignare, ensuita purgare ») et au rythme des mortiers d’apothicaires. Couronnement carnavalesque du divertissement, de l’intrigue – le malade imaginaire est devenu un illusoire médecin – et de la satire – tout est faux, autant en rire !
VIDÉO. « Le Malade imaginaire » : troisième intermède
« Le Malade imaginaire »
Argan se croit malade, toute sa famille subit les conséquences de son hypocondrie, et d’autres cherchent à en tirer le meilleur bénéfice. Tout se dénoue lorsque, dehors, le carnaval se déchaîne et que se soulèvent les masques tristes… On a pu l’oublier mais Molière a inventé ce qui deviendra la comédie musicale : une œuvre d’art totale qui entrelace texte, musique, chant et danse. Le Malade imaginaire (1673) n’est donc pas une simple comédie mais une grande fête baroque. Neuf comédiens, huit danseurs, six solistes, dix-neuf instrumentistes et un chef portent la virtuosité inégalée de l’œuvre dont la partition musicale fut écrite par Marc-Antoine Charpentier. Décors en trompe l’œil, costumes inventifs, vitalité débordante : cette version célèbre l’exubérance de Molière.
Comédie-ballet (210 min - 2022) – Durée : 210 min – Auteur Molière – Musique Marc-Antoine Charpentier – Mise en scène et direction artistique Vincent Tavernier – Direction musicale Hervé Niquet – Chorégraphies Marie-Geneviève Massé – Captation le 29 janvier 2022 au Théâtre Graslin à Nantes – Réalisation Ibao Benedetti – Coproduction Cinétévé & Angers Nantes Opéra - Avec la participation de France Télévisions, France 3 Pays de la Loire - En partenariat avec Les Malins Plaisirs, Le Concert Spirituel, La compagnie de danse L’Éventail, Le Grand T - Théâtre de Loire-Atlantique - Avec le Concours du Centre National du Cinéma et de l’Image animée
Avec les comédiens des Malins Plaisirs : Pierre-Guy Cluzeau, Marie Loisel, Juliette Malfray, Jeanne Bonenfant, Laurent Prévôt, Quentin-Maya Boyé, Benoît Dallongeville, Nicolas Rivals, Olivier Berhault, Valentine Lansac – Les solistes du Concert Spirituel : Axelle Fanyo, Lucie Edel, Flore Royer, Blaise Rantoanina, Romain Dayez, Yannis François ou Nicolas Brooymans – Les danseurs de la compagnie de danse L’Éventail : Anne-Sophie Ott, Clémence Lemarchand, Céline Angibaud, Olivier Collin, Robert Le Nuz, Artur Zakirov, Romain Di Fazio, Pierre Guilbault – L’orchestre du Concert Spirituel (18 instrumentistes)
Diffusion dimanche 7 juillet à 22.25 sur Culturebox
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