Jean Giono : « Je me soûle de vie »
Dans son documentaire « Jean Giono, une âme forte », Fabrice Gardel dessine le portrait intime d’un grand raconteur d’histoires, créateur de l’une des œuvres littéraires les plus puissantes du XXe siècle, et tente de lever le voile, grâce à des archives en partie inédites, sur un homme complexe, révolté, mystérieux, fraternel et heureux. Mardi à 21.10 sur France 4.
La récente exposition qui lui était consacrée au Mucem à Marseille, mais aussi la redécouverte de son Hussard sur le toit sur fond de pandémie de covid-19 (séquence « Relisons nos classiques ») en attestent : un demi-siècle après sa disparition, on dirait que Jean Giono n’a jamais été aussi présent, à la fois allégé au fil des années de quelques malentendus et, de ce fait, rendu plus complexe et sans doute plus grand encore. Le voisinage (géographique, artistique, amical) de Marcel Pagnol, notamment, qui l’adapta au cinéma, avec l’accent et la faconde de Fernandel ou de Raimu, ont longtemps brouillé un peu les choses. On sait depuis que la Provence de Giono n’existe pas davantage que le Sud états-unien de Faulkner, ou plutôt qu’elle est comme lui une invention littéraire, qu’elle regarde vers la montagne et les plateaux plus que vers la Méditerranée, qu’elle doit davantage à Virgile et à Homère qu’à la pétanque et au chant des cigales. Exit, donc, l’aimable écrivain régionaliste. Reste le conteur, l’ogre graphomane, le créateur d’une œuvre immense, ne serait-ce que par son ampleur : sur papier bible et dans la prestigieuse bibliothèque de la Pléiade de la maison Gallimard, rien de moins que huit volumes dodus et bien tassés de romans, de nouvelles, d’essais, de poèmes et de journaux.
Le documentaire de Fabrice Gardel s’applique donc à retracer à grandes enjambées une existence et une œuvre littéraire hors normes et complexes, toutes deux déchirées entre la hantise de la violence et de la tragédie, et une aspiration sans borne à la sensualité et au bonheur. Né dans une famille pauvre (mère repasseuse, père cordonnier, fils d’un révolutionnaire italien réfugié), Giono quitte l’école à 16 ans pour travailler dans une banque à Manosque et rapporter un peu d’argent au foyer. Le dimanche, dans les collines, il lit L’Odyssée, Don Quichotte ou Shakespeare dans les éditions bon marché Garnier et frères. Voilà pour l’université. Pour l’éducation politique, ce sera la boucherie de Verdun, à 21 ans, la boue et les corps broyés et malaxés ensemble. Là naissent les cauchemars qui le poursuivront toute sa vie, et surtout un pacifisme intégral enraciné dans une haine de la société industrielle qu’il accuse de se nourrir de la guerre. Malgré – ou à cause de – cela, il écrit « Je me soûle de vie ».
À partir de 1929, avec la publication de Colline, Un de Baumugnes, Regain, etc., Giono entre d’un seul coup dans la littérature. Invention d’un monde paysan et d’une langue, mélange de tragique et de lyrisme solaire, de violence, de volupté et de mysticisme panthéiste... le succès est immédiat. Il ne cessera plus d’écrire pendant quarante ans, à son bureau chaque matin, produisant comme un artisan appliqué ses trois pages quotidiennes calligraphiées avec soin.
« Je suis un cruel défenseur de la paix »
Au milieu des années 1930, dans le sillage de la naissance du mouvement des Auberges de jeunesse, il y a aussi l’aventure du Contadour, un lieu-dit sur la montagne de Lure où Giono a accepté d’emmener une cinquantaine de jeunes gens pour leur faire goûter aux joies de la vie simple et des vraies valeurs. C’est un peu boy-scout, et l’écrivain, sans doute, prend un peu la pose du gourou, mais cela préfigure étrangement l’après-68 ou même le mouvement pour la décroissance. Plus amer : l’engagement pacifiste où, face au péril d’une nouvelle guerre, Giono s’engouffre avec une bonne foi indiscutable mais un sens politique qui l’est, discutable. Ainsi, son idée de rencontrer Hitler (accompagné d’un interprète juif !) afin de le faire renoncer à ses projets guerriers ou encore son appel à un désarmement universel... Au-delà de la naïveté, et peut-être du ridicule, il faut reconnaître que le pacifisme de Giono n’est pas celui d’une belle âme. C’est un pacifisme de combat. « Je suis un cruel défenseur de la paix », écrit-il. Ou encore : « Quand on n’a pas le courage d’être pacifiste, on est guerrier. »
Cet engagement lui vaudra d’être brièvement emprisonné par le régime de Vichy dès l’entrée en guerre pour défaitisme… puis de l’être à nouveau quelques mois à la Libération, cette fois pour collaboration. Les preuves manquent, il est tout de même inscrit pendant deux ans sur la liste noire du Comité des écrivains. Il faut dire que, durant l’Occupation, l’écrivain a enchaîné les inconséquences et les contradictions. Il a fait paraître un roman dans La Gerbe, journal collaborationniste, accepté de faire l’objet d’un reportage dans le magazine pro-allemand Signal, tandis qu’il cachait chez lui des résistants et des juifs ou qu’une pièce de théâtre qu’il avait écrite était interdite par l’occupant pour cause d’allusions trop évidentes.
Au lendemain de la guerre, plus discret et plus silencieux, Giono reprend l’écriture de façon frénétique à raison d’un roman par an jusqu’en 1952, entamant la dernière partie de son œuvre – pour certains lecteurs la meilleure –, plus désenchantée, plus amère, plus ambiguë, en somme plus romanesque. Dès 1947, il est à nouveau au sommet de son art avec Un roi sans divertissement, réflexion glaçante sur l’ennui et le goût du sang. Les années 1950 sont occupées par son grand cycle du Hussard, où il flirte avec Stendhal et fantasme sur son grand-père paternel italien. Dans Le Hussard sur le toit, sa pièce maîtresse, il se venge avec plaisir des Manosquins en les faisant mourir du choléra. Il meurt le 9 octobre 1970, après avoir publié L’Iris de Suse, sa dernière « chronique historique ». Son vieil ami-ennemi Marcel Pagnol écrira : « Il a réussi sa vie, il a réussi son œuvre, qui le ressuscitera chaque jour. » Il semble surtout qu’avec détermination et persévérance, il ait été furieusement et violemment heureux.
Jean Giono, une âme forte
Jean Giono est un être complexe et tourmenté. Il est marqué par la Première Guerre mondiale et en particulier l’enfer de Verdun, une blessure profonde qui transparaît dans bon nombre de ses écrits. De ce traumatisme découle également sa position de « pacifiste radical » dont il ne déviera jamais. Elle le conduira jusqu’à des compromissions avec les nazis durant l’Occupation et à des soupçons de collaboration, sans doute infondés, qui terniront durablement son image.
Amoureux des femmes, ami fidèle et père attentionné, ce film dépeint également l’homme derrière l’artiste. Emportés par le témoignage émouvant de sa fille, Sylvie Giono, et par les éclairages de Jacques Mény, président de l’Association des Amis de Jean Giono, et d’Emmanuelle Lambert, auteure de Giono, furioso et commissaire de la récente exposition consacrée à Giono au Mucem à Marseille, nous pénétrons dans l’intimité de cet écrivain prolixe qui a toute sa place au panthéon des monstres sacrés de la littérature du XXe siècle. Amoureux des livres, il rassemble dans sa maison du Paraïs à Manosque une bibliothèque de plus de 9 000 ouvrages, dont il disait qu’elle était « son œuvre la plus aboutie » !
Des archives uniques sont portées pour la première fois à l’écran : des carnets de guerre aux correspondances privées, des albums de famille aux manuscrits… Autant de témoignages précieux pour cerner une personnalité ô combien contrastée, bien loin des schémas simplistes et des idées reçues.
Documentaire (52 min - 2020 - inédit) - Auteur-réalisateur Fabrice Gardel - Narratrice Ariane Ascaride - Production Palmyra Film & Effervescence Fiction, avec la participation de France Télévisions et du CNC
Diffusion mardi 24 à 21.10 sur France 4
Jean Giono, une âme forte est à voir et revoir sur france.tv