Ukraine : Justice – ou vengeance – en temps de guerre ?
L’Ukraine a décidé, dès les premières heures de son invasion, d’enquêter sur les crimes commis par l’armée russe. Pour comprendre ce travail inédit mais aussi la mécanique de ces crimes, Elizabeth Drévillon a suivi enquêteurs et magistrats. Elle interroge également des juristes sur les enjeux et les dangers d’une justice en temps réel. Dans « Le monde en face », présenté par Mélanie Taravant, dimanche, à 22.40 sur France 5.
Ce qui a débuté en février 2022 à la frontière ukrainienne n’était évidemment pas une « opération », quoi qu’en ait dit le président de la Fédération de Russie, M. Vladimir Poutine. Mais une guerre. Les mots ici ont d’autant plus d’importance que la guerre est régie par le droit international, dont l’un des principes fondamentaux est la distinction imposée aux belligérants entre les objectifs militaires, qui peuvent être attaqués, et les biens et populations civils, qui ne doivent faire l’objet d’aucune attaque volontaire. Comme on le sait, l’histoire des guerres est aussi celle des manquements aux règles élémentaires d’humanité. Les images qui parviennent de l’agression de l’Ukraine par les troupes russes le démontrent une fois encore.
Mais voilà qui est inédit : dès le début du conflit, en mars 2022, Iryna Venediktova, procureure générale d’Ukraine*, a mis en place un pôle investigation afin de documenter et d’instruire les possibles crimes de guerre commis par la Russie. La réalisatrice Elizabeth Drévillon a été autorisée par le ministère de l’Intérieur et le parquet général ukrainiens à suivre plusieurs enquêtes menées par des procureurs locaux et leurs équipes sur des bombardements de civils (notamment celui du village de Dergatchi, survenu en plein tournage, en mai 2022) et sur un viol commis par un militaire russe. Investiguer et recueillir des preuves en temps de guerre relève du défi et rencontre de nombreuses difficultés (déminage, témoins directs évacués ou exilés, scènes de crime occupées par l’ennemi, silence des victimes, etc.).
Mais le problème n’est sans doute pas là. Viktoria, qui a été violée, Dima, qui a perdu l’usage d’une jambe, Olena, dont le bébé de 7 mois est mort dans un bombardement de civils par des roquettes à sous-munitions (théoriquement interdites), réclament naturellement un châtiment. La justice, elle, peut-elle être rendue en temps réel et par une juridiction ukrainienne ? Les juristes, avocats et spécialistes des crimes de guerre interrogés par la réalisatrice en doutent. Le procès, à Kotelva, en mai 2022, de deux artilleurs russes capturés dès les premiers jours de l’offensive et accusés d’avoir bombardé un village, offre un bon cas d’école, assez surréaliste. Une « scène de crime » restée sous contrôle russe, une enquête impossible, aucun témoin, aucune preuve : un dossier plus que maigre. Les deux lampistes ont néanmoins été condamnés, sur la seule base de leurs aveux, à 15 ans et demi de prison...
Dans ces conditions, et en l’absence de juridiction internationale, comment éviter que les prétoires ne se muent en extensions du champ de bataille ? Comment éviter que le travail nécessairement lent, « serein » et équitable de la justice ne soit instrumentalisé ou court-circuité par la communication ou la propagande ? La découverte de fosses communes dans la ville de Boutcha, abandonnée par les Russes, déclencha une véritable surenchère, et poussa les présidents ukrainien et états-unien à parler de « génocide ». Soit une catégorie très restrictive et une qualification qui exige des preuves rigoureuses. Comme le fait remarquer l’avocat Reed Brody, « on peut tuer 100 000 personnes sans qu’il s’agisse d’un génocide, est-ce moins révoltant ? »
* Elle a été démise de ses fonctions par le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, en juillet dernier.
La diffusion de ce documentaire sera suivie d’un débat en direct présenté par Mélanie Taravant avec :
- Céline Bardet, juriste, enquêtrice criminelle internationale, fondatrice de l’ONG We are not weapons of war ;
- William Bourdon, avocat, ex-secrétaire général de la Fédération internationale des Droits de l’homme (FIDH) ;
- Faustine Vincent, envoyée spéciale du journal Le Monde en Ukraine ;
- Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue, spécialiste des crimes de guerre.
Crimes de guerre en Ukraine, la justice en marche
Documentaire (2023 - inédit) - Écrit et réalisé par Elizabeth Drévillon - Production Babel doc - Avec la participation de France Télévisions